QUELLE PRISE EN CHARGE POUR LES ENFANTS DE RETOUR DES ZONES IRAKO-SYRIENNES?
by Hasna
Posted on novembre 11, 2019
Article publié dans Le Monde le 9 juillet 2018. par Théo Gicquel
Le dernier rapport du centre Soufan[1], publié en octobre 2017 et intitulé Beyond the caliphate[2] révèle que 2000 enfants de 9 à 15 ans ont été recrutés et formés par le groupe « Etat islamique » ou Daesh dans la zone irako-syrienne. Le document estime le nombre de ressortissants français à 460, ce qui place la France à la tête du classement des pays de provenance des enfants-soldats avant la Russie (350), la Belgique (118) et les Pays-Bas (90). Selon les autorités françaises : « Les deux tiers sont partis avec leurs parents, le tiers est composé d’enfants nés sur place et ont donc moins de quatre ans ». Ces mêmes autorités parlent de 77 enfants de retour en France avec ou sans leurs mères ou parents. Comment ces familles sont-elles prises en charge à leur retour ? Existe-il un dispositif spécifique proposé par les structures d’accueil?
Les « lionceau du califat », symbole de régénération
Les enfants et les adolescents constituent la première cible de la stratégie de recrutement de Daesh, mais aussi un pilier de son projet politico-religieux. Ces derniers sont en effet surreprésentés dans la propagande médiatique du groupe terroriste où l’on voit garçons et filles, de tous âges confondus, tantôt souriants, tantôt triomphants, tantôt menaçants dans ses supports magazines et vidéos.
Se pencher sur la place des enfants de Daesh dans cette propagande permet de comprendre leur condition de vie et leurs rôles dans ledit califat. L’image de l’enfant renvoie à la symbolique du renouveau et de l’âge d’or largement investit par la propagande de Daesh. Elle est le signe de la régénération, du « bonheur » et de la « justice » après la flétrissure de régimes dictatoriaux et sénescents dans le monde arabe. On voit des « lionceaux du califat » de nationalités française, tchéchène, tunisienne, kurde ou américaine jouer, courir ou sourire mais aussi combattre et commettre des atrocités.
Une initiation précoce à la sauvagerie
Les enfants-soldats de Daesh sont très précocement initiés aux codes et langages djihadiste parmi les plus belliqueux : « tuer les mécréants (kuffâr) », « venger le sang des musulmans », « faire une opération martyr », etc. Ce qui montre qu’ils ont reçu une (re)socialisation djihadiste dès leur plus jeune âge. L’idéologie djihadiste accorde une importance particulière à l’éducation des enfants afin de les initier au combat. Ils sont ainsi obligés de suivre un double cursus à la fois au sein des « écoles islamiques » où on leur inculque les préceptes religieux dans leur conception la plus extrémiste et un « endurcissement physique » (dawra badaniyya), à l’instar de l’éducation des jeunesses hitlériennes, afin de les initier aux règles de combat (founoûn qitâliyya) et militaire (‘askariyya). Ce genre de formation s’effectue principalement dans des camps d’entraînement dédiés aux enfants et jeunes garçons en Syrie ou en Iraq. Il s’agit d’un programme rigide comprenant un ensemble de pratiques telles l’isolement, la récitation des chants rituels (anasheed) d’orientation guerrière, l’interdiction de regarder la télévision ou d’écouter de la musique entraînant une forme de désocialisation radicale chez ces enfants. Ce qu’ils subissent s’apparente à un lavage de cerveau accompagné de manipulations mentales et comportementales afin de les reconditionner à une vision apocalyptique et décadente du monde du dehors.
Pour une prise en charge adaptée
En conséquence, la prise en charge de ces enfants doit prendre en considération plusieurs éléments notamment l’âge, la durée de leur séjour dans la zone irako-syrienne ou dans des camps de refugiés, l’engagement des familles ou des mères et des fratries. Or, les retours sur le suivi de ces enfants en France montre que la spécificité de ces enfants n’est pas suffisamment prise en compte. On les traite de la même façon qu’un enfant victime de maltraitance ou de violence. Or, pendant ces processus de (re)socialisation radicale au sein des familles engagées dans l’idéologie djihadiste, ils ont intériorisé à un niveau plus ou moins important par rapport à leur âge des normes et des valeurs radicales. Beaucoup ont été exposés à la violence extrême.
En outre, cette particularité ne se limite pas aux traumatismes liés à la guerre mais aussi à d’autres formes de troubles psychosociaux liés à leur situation d’enfants orphelins. Car la plupart de ces enfants ont perdu un des ou leurs parents, voire même des proches dans le cadre d’une guerre mondiale contre le terrorisme dans laquelle la France a joué un rôle important à travers sa participation à la coalition. De ce fait, leur rapport à leur pays d’origine est caractérisé par une soif de vengeance : « Je veux rentrer en France pour me faire exploser et venger mon père » dit un enfant de 11 ans originaire du nord de la France dans une vidéo de propagande de Daesh[3]. Il est important d’entreprendre un travail de déconstruction-reconstruction dans le cadre d’un processus de sortie de la radicalisation violente. Un suivi un psychosocial est très utile dans ce cas, à condition de partir d’un bon diagnostic qui nécessite une bonne connaissance du vécu de ces enfants, sans euphémiser la violence qu’ils ont vécu et dont ils sont porteurs. Car les conséquences peuvent être néfastes sur les personnes accompagnées. Dans le suivi proposé en France, on parle de traumatisme lié à une séparation avec la mère, qui entretenait des relations « quasi-exclusive » avec l’enfant. Or, on sait que les familles polygames de Daesh vivaient ensembles dans grandes demeures (maison ou appartements dans le même immeuble). Dans ce modèle de vie collective, les co-épouses ainsi que les esclaves sexuelles participaient au même titre que la mère à élever les enfants. Les paradigmes psychanalytiques doivent se confronter à la réalité sociale de ces familles.
Il est donc nécessaire de former tous les professionnels qui sont en charge de suivi et d’accompagnement des enfants spécifiquement à la connaissance des conditions de vie et les mécanismes d’embrigadement utilisés par Daesh. Dans la même logique, il est également important de sensibiliser les familles d’accueil à ces conditions de vie antérieure et à la gestion des situations qui peuvent en découler. Cela nécessite de prendre au sérieux la propagande de Daesh, de s’en servir comme sources d’information, et de collationner une banque de donnée réunissant le maximum de témoignages de première main sur les conditions de vie de ces jeunes ex-soldats de retour du théâtre des opérations.
Hasna Hussein a publié deux articles sur la thématique :
« ‘Les lionceaux du
califat’ : une analyse de la propagande djihadiste », Les cahiers
dynamiques, Revue professionnelle de la Protection Judiciaire de la Jeunesse,
N°72, 2017/2 et « De la nécessité de prendre en charge les mineurs en souffrance
et en danger », 21/06/2016. https://cdradical.hypotheses.org/203
[1] http://thesoufancenter.org
[2]http://thesoufancenter.org/wp-content/uploads/2017/10/Beyond-the-Caliphate-Foreign-Fighters-and-the-Threat-of-Returnees-TSC-Report-October-2017.pdf
[3] Hasna Hussein, « De la nécessité de prendre en charge les mineurs en souffrance et en danger », 21/06/2016. https://cdradical.hypotheses.org/203
APRÈS LA CHUTE DE RAQQA, LA FIN DE DAESH ?
Entretien avec Hasna HUSSEIN publié le 13 novembre dans Mondeorient, propos recueillis par Théo Gicquel:
Après la libération le 18 octobre dernier de Raqqa, fief syrien de l’Organisation État islamique (OEI), le groupe djihadiste est proche de disparaître en Syrie et en Irak. Pourtant, son idéologie est loin de péricliter, notamment par sa diffusion importante sur les réseaux sociaux.
Une ville fantôme, détruite, ravagée par les bombardements et les affrontements entre les djihadistes et les soldats de la coalition internationale. Un champ de ruines. Trois semaines après sa libération le 18 octobre, Raqqa, la capitale syrienne de l’Organisation État islamique , est un charnier à ciel ouvert, un mouroir que les rescapés cherchent à fuir. La défaite du groupe djihadiste, la reddition des 275 soldats du califat, et l’avancée décisive de la coalition menée par les Etats-Unis vers les derniers bastions des hommes au drapeau noir ont laissé Raqqa meurtrie et décimée.
Après Mossoul en Irak, le symbole de « Daesh » (acronyme arabe de l’OEI) en Syrie est tombé à son tour. Alors que l’OEI ne contrôle plus que 6% de la Syrie et de l’Irak (dans la vallée de l’Euphrate), les chefs d’État, dont Emmanuel Macron, s’accordent sur la fin prochaine de l’organisation djihadiste. Mais est-ce réellement le cas ?
Une idéologie désormais virtuelle
Pour Hasna Hussein*, chercheuse à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, qui travaille sur la propagande djihadiste, « nous avons gagné sur le terrain, mais nous avons échoué dans la conquête des esprits. C’est dans les espaces virtuels que cette idéologie opère le plus. Les réseaux sociaux représentent désormais le moyen ultime pour recruter de nouveaux sympathisants. »
Selon la chercheuse, l’idéologie djihadiste est désormais si diffuse sur internet que la disparition territoriale de Daesh ne signifie en rien sa fin. L’idéologie va se répandre. Seule solution : un « contre-discours ». « Il faut une stratégie de communication avec des coopérations a l’échelle internationale afin de produire des discours alternatifs dans l’espace virtuel qui s’adresse au monde entier et notamment aux jeunes. »
Une renaissance off-shore de l’EI
Après la débâcle au Proche-Orient, l’Organisation État islamique pourrait donc renaître dans d’autres endroits du monde, hors de sa zone d’influence habituelle, où la propagande du groupe proclame d’autres califats, comme aux Philippines. « Cette idéologie a toujours fonctionné avec la logique off-shore : avec la création d’une multitudes de « califats ». C’est une idéologie qui s’aligne sur des règles du 7e siècle mais qui agit dans une logique pragmatique et avec des outils du 21e siècle. Aujourd’hui, la communication de l’EI se fait notamment autour du nouveau califat à Marawi (Philippines). »
Pour la chercheuse, la force de l’EI réside dans la volonté de déconcentration de son action, et la liberté de manoeuvre dont disposent ceux qui ont fait allégeance au califat d’Abou Bakr al-Baghdadi. « Il y a eu toujours une forme de décentralisation dans la gestion de l’EI notamment dans les périodes glorieuses de Raqqa et de Mossoul. C’est un point fort de ce groupe terroriste. Les leaders donnent les grandes lignes à respecter, laissant aux djihadistes une marge de manoeuvre. »
Le spectre de l’Irak post-Saddam Hussein
Si l’idéologie devrait encore largement se propager virtuellement, quel avenir au sol, en Syrie et Irak, pour les djihadistes survivants et les civils, une fois la coalition partie ? « Les choses vont empirer en Syrie. Comme en Irak après l’invasion américaine en 2003 et même après le départ des troupes américaines en décembre 2011. Les conflits et tensions internes se sont intensifiés avec la montée en puissance des groupes et milices armés qui opèrent sur le terrain. D’ailleurs, l’Etat islamique en Irak a été crée dans ce contexte en 2006. Et l’État irakien a toujours du mal à s’affirmer. Dans le contexte syrien, je crains le pire. Le régime est largement contesté par la population syrienne. La fin de la mission de la coalition ne veut pas dire l’ éradication de l’EI ni des autres groupes djihadistes qui partagent la même idéologie que l’EI », poursuit la chercheuse.
Loin de régler le problème du terrorisme islamique, l’intervention armée de la coalition pourrait avoir l’effet inverse : renforcer la défiance vis-à-vis des occidentaux. « Près de 500 000 victimes de cette guerre, l’état de destruction de certaines régions du pays, le déchirement au sein de la population, plus de cinq millions de réfugiés syriens répartis dans le monde… Tout cela va renforcer la « haine de l’Occident » qui a toujours été un moteur mobilisateur dans les actes terroristes. », analyse-t-elle.
Depuis l’assaut sur Raqqa, les attaques djihadistes n’ont pas diminué dans le monde : le 14 octobre, une attaque au camion-piégé imputé au groupe Al-Shabab (affilié à Al-Qaida) a fait 358 morts en Somalie. Le 31 octobre, un Ouzbek affilié à l’Etat Islamique a foncé sur la foule à Manhattan, faisant 8 morts et 11 blessés. « L’idée médiatisée des régimes syriens et américains de combattre le terrorisme, ce sont des enjeux géostratégiques et politiques. Quel est le bilan ? Cela a-t’il contribué à baisser le niveau du terrorisme ? En fin de compte, on n’a pas diminué les actes terroristes dans le monde. Il y a toujours un endroit où ils vont aller. », conclut Hasna Hussein.
* : Hasna Hussein est chercheuse à l’université de Toulouse Jean-Jaurès. Elle est sociologue des médias et du genre, et travaille actuellement sur la propagande djihadiste et le contre-discours radical. Elle est également coordinatrice du projet européen sur la prévention de la radicalisation (PRACTICIES).
Théo Gicquel